20
L’homme qui avait soulevé la bâche s’était mis à crier.
Puis il s’était enfui en courant.
Un des employés des chemins de fer était sorti fumer une cigarette à l’extérieur de la gare. C’était un peu avant sept heures, ce matin du 29 juin. La journée s’annonçait très chaude. L’employé avait été arraché brutalement à ses pensées qui étaient plutôt centrées sur son prochain voyage en Grèce que sur les billets de train qu’il allait vendre dans la journée. En entendant le cri, il avait tourné la tête et avait vu l’homme jeter la bâche loin de lui. Et s’enfuir ensuite en courant. Tout cela était très étrange, comme si on était en train de tourner un film, sans que pourtant il ne voie la moindre caméra. L’homme s’était enfui en courant vers l’embarcadère des ferries. L’employé des chemins de fer avait jeté son mégot et s’était dirigé vers la tranchée. Il ne lui était venu que trop tard à l’esprit que ce qui l’attendait pouvait être désagréable. Mais quand cette pensée lui était venue, il tenait déjà la bâche à la main et n’avait pas pu arrêter son geste. Son regard était tombé sur une tête ensanglantée. Il avait lâché la bâche comme si elle lui brûlait les doigts puis il s’était précipité dans la gare, avait trébuché sur deux valises qu’un voyageur matinal en partance pour Simrishamn avait négligemment posées là et était entré dans le bureau du chef de gare pour se jeter sur le téléphone.
La police d’Ystad fut alertée par le numéro d’urgence, le 90 000, à sept heures quatre. On appela Svedberg, qui était arrivé plus tôt que d’habitude ce matin-là, et il prit l’appel. Quand il entendit le vendeur de billets bouleversé parler d’une tête tout ensanglantée, il sentit son sang se glacer. D’une main tremblante, il écrivit simplement la gare, et il raccrocha. Il se trompa deux fois de numéro avant d’arriver à joindre Wallander. Même s’il affirma le contraire, il était évident que Wallander avait été réveillé en sursaut.
— Je crois que ça a recommencé, dit Svedberg.
Wallander ne comprit pas tout de suite, même si c’était précisément ce qu’il redoutait chaque fois que le téléphone sonnait, que ce soit chez lui ou au commissariat. Maintenant que ses craintes prenaient corps, il eut un instant de stupéfaction, ou peut-être n’était-ce qu’une tentative désespérée et aussitôt avortée de fuir loin de tout cela.
Puis il comprit. Il sut aussitôt que c’était un de ces instants qu’il ne pourrait jamais oublier. C’était comme de pressentir sa propre mort. Un de ces instants où il n’est plus possible de nier ou d’éviter quoi que ce soit. Je crois que ça a recommencé. Ça avait recommencé. Il se sentait comme un jouet, un policier mécanique : les mots hésitants de Svedberg étaient comme des mains qui auraient tourné la clé cachée dans son dos. La nouvelle avait tiré Wallander de son sommeil, de son lit, de rêves peut-être agréables dont il ne se souvenait pas, et il s’habilla avec une nervosité exacerbée qui fit voler ses boutons, et il laissa les lacets de ses chaussures défaits pour descendre les marches quatre à quatre et sortir à la lueur d’un soleil auquel il ne prêta aucune attention. Quand il arriva en trombe au volant de sa voiture, pour laquelle il aurait dû prendre un nouveau rendez-vous pour le contrôle technique, Svedberg était déjà sur place. Quelques gardiens de la paix installaient sous la direction de Norén les barrières rayées qui confirmaient que le monde s’était effondré une fois de plus Svedberg tentait maladroitement de réconforter un employé de chemins de fer en larmes en lui tapotant l’épaule, tandis que quelques hommes en salopette bleue restaient figés devant la tranchée dans laquelle ils auraient dû descendre, mais qui était devenue l’enfer. Wallander courut vers Svedberg en laissant sa portière ouverte. Pourquoi courait-il, il n’en avait aucune idée. Peut-être la mécanique policière s’était-elle emballée ? Ou peut-être avait-il tellement peur de ce qu’il allait voir qu’il n’osait pas s’approcher lentement ?
Svedberg était blême. Il montra la tranchée d’un signe de tête. Wallander s’en approcha lentement, comme s’il était engagé dans un duel qu’il était sûr de perdre. Il prit plusieurs inspirations profondes avant de regarder.
C’était pire que tout ce qu’il avait pu imaginer. Il eut un instant l’impression de regarder directement dans le cerveau d’un cadavre. Il y avait quelque chose de déplacé dans la situation, comme si le mort dans la tranchée avait été découvert dans une position intime dans laquelle il aurait pu exiger qu’on le laisse seul. Ann-Britt Höglund l’avait rejoint. Wallander remarqua qu’elle sursautait et détournait les yeux. Sa réaction lui redonna aussitôt les idées claires. Son cerveau se remit en route. Ses sentiments passèrent à l’arrière-plan, il redevint l’enquêteur criminel qu’il était et il comprit que l’homme qui avait tué Gustaf Wetterstedt et Arne Carlman avait frappé à nouveau.
— Il n’y a pas de doute, dit-il à Ann-Britt en regardant vers la tranchée. C’est encore lui.
Elle était très pâle. L’espace d’un instant, Wallander eut peur qu’elle ne s’évanouisse. Il lui prit les épaules.
— Ça va ?
Elle hocha la tête sans répondre.
Martinsson arriva en compagnie de Hansson. Wallander vit leur réaction de recul quand ils regardèrent dans la tranchée. Il fut pris d’une soudaine fureur. Il fallait à tout prix arrêter celui qui avait fait ça.
— Ça doit être le même homme, dit Hansson d’une voix mal assurée. Ça ne s’arrêtera donc jamais ? Je ne peux plus garder la responsabilité de cette affaire. Est-ce que Björk était au courant quand il est parti ? Je vais demander des renforts à la brigade criminelle nationale.
— Fais-le, dit Wallander. Mais commençons par remonter le corps et essayons de voir si nous pouvons trouver la solution nous-mêmes.
Hansson le fixa avec l’air de ne pas y croire, et Wallander eut un instant l’impression qu’il pensait vraiment qu’ils allaient devoir sortir eux-mêmes le cadavre de la tranchée.
Beaucoup de gens s’étaient déjà rassemblés derrière les barrières de sécurité. Wallander se souvint de l’idée qui lui avait traversé la tête au moment du meurtre de Carlman. Il prit Norén à part et lui demanda d’emprunter un appareil photo à Nyberg et de photographier discrètement ceux qui s’agglutinaient derrière les barrières. Pendant ce temps, le fourgon des pompiers était arrivé sur les lieux. Nyberg avait déjà commencé à donner des consignes à ses assistants massés autour de la tranchée. Wallander alla vers lui, tout en essayant d’éviter de voir le cadavre.
— C’est reparti, dit Nyberg.
Wallander sentit au son de sa voix qu’il n’était ni cynique ni indifférent. Leurs regards se croisèrent.
— Il faut attraper le type qui a fait ça, dit Wallander.
— Le plus vite possible, répondit Nyberg.
Il s’était allongé sur le ventre pour bien voir le fond de la tranchée et étudier le visage du mort. En se redressant, il appela Wallander qui retournait voir Svedberg.
— Tu as vu ses yeux ? demanda Nyberg.
Wallander secoua négativement la tête.
— Qu’est-ce qu’ils ont ?
Nyberg fit une grimace.
— Apparemment, il ne s’est pas contenté de scalper cette fois-ci. Il semble qu’il lui ait aussi arraché les yeux.
Wallander le regarda sans comprendre.
— Que veux-tu dire ?
— Je veux seulement dire que l’homme qui a été jeté au fond de cette tranchée n’a plus d’yeux. Là où ils étaient, il n’y a plus que deux trous.
Il leur fallut deux heures pour sortir le corps. Pendant ce temps, Wallander parlait avec l’agent municipal qui avait soulevé la bâche et avec l’employé des chemins de fer qui avait rêvé de la Grèce sur les marches de la gare. Il avait dressé un ordre chronologique des événements. Il avait demandé à Nyberg de fouiller dans les poches du mort afin qu’ils puissent établir son identité. Les poches étaient vides.
— Rien ? demanda Wallander avec étonnement.
— Rien, répondit Nyberg. Mais il peut toujours être tombé quelque chose de ses poches. Nous allons chercher au fond de la tranchée.
Ils le remontèrent à l’aide de sangles. Wallander se força à regarder le visage. Nyberg avait raison. L’homme qui avait été scalpé n’avait plus d’yeux. Avec ses cheveux arrachés, le corps semblait celui d’un animal mort.
Wallander alla s’asseoir sur les marches de la gare. Il examina la chronologie qu’il venait d’établir. Il appela Martinsson qui parlait au médecin.
— Cette fois, nous savons qu’il n’est pas resté longtemps ici. J’ai parlé avec les types qui sont en train de changer les tuyaux d’évacuation. Ils ont remis la bâche à quatre heures de l’après-midi, hier. Le corps a dû y être déposé après, mais avant sept heures du matin.
— Ici, il y a beaucoup de gens le soir, répondit Martinsson. Des gens qui se promènent, des voitures qui vont à la gare, au ferry, ou qui en reviennent. Ça a dû se passer en pleine nuit.
— Depuis combien de temps est-il mort ? demanda Wallander. C’est ça que je veux savoir en priorité. Et puis qui il est.
Nyberg n’avait pas trouvé de portefeuille. Il n’y avait aucun élément permettant d’établir l’identité du mort. Ann-Britt Höglund vint s’asseoir à côté d’eux sur les marches.
— Hansson parle de demander des renforts.
— Je sais, répondit Wallander. Mais il ne fera rien tant que je ne le lui demanderai pas. Qu’a dit le médecin ?
Elle regarda ses notes.
— Quarante-cinq ans environ. Costaud, bien bâti.
— Donc, c’est le plus jeune jusqu’à présent, dit Wallander.
— Drôle d’endroit pour cacher un corps, dit Martinsson. Est-ce qu’il s’est dit que les travaux s’arrêtaient pendant les vacances ?
— Il voulait peut-être simplement se débarrasser du corps, dit Ann-Britt.
— Mais alors, pourquoi a-t-il choisi cette tranchée ? objecta Martinsson. Ça a dû représenter un effort énorme pour lui de descendre le cadavre là-dedans. En plus, il courait le risque d’être découvert.
— Peut-être voulait-il qu’on le trouve, dit Wallander pensivement. Nous ne pouvons pas exclure cette possibilité.
Ils le regardèrent, l’air interrogateur. Mais ils attendirent en vain qu’il s’explique.
On emporta le corps, Wallander avait donné l’ordre de le transporter immédiatement à Malmö. Ils quittèrent la zone interdite d’accès à dix heures moins le quart et partirent pour le commissariat. Wallander remarqua que Norén prenait de temps en temps des photographies de la foule mouvante qui se pressait aux alentours des barrières.
Mats Ekholm les rejoignit dès neuf heures. Il regarda longuement le mort. Wallander alla le voir.
— Tu as eu ce que tu voulais, dit-il. Un de plus.
— Ce n’est pas moi qui ai voulu ça, lui répondit Ekholm.
Wallander regretta ce qu’il avait dit.
Peu après dix heures, ils s’enfermèrent dans la salle de réunion. Hansson avait donné des consignes strictes pour qu’on ne leur passe aucun appel. Mais ils avaient à peine commencé que le téléphone sonna. Hansson se précipita, et, le visage tout rouge, répondit par un rugissement menaçant. Puis il retomba lentement dans son fauteuil. Wallander devina que c’était quelqu’un de très haut placé. Hansson avait hérité de cette soumission rampante qui caractérisait Björk. Il fit de courtes interventions, répondit à des questions, mais, surtout, écouta en silence. À la fin de la conversation ; il reposa le combiné du téléphone comme si ç’avait été une antiquité fragile de la plus haute valeur.
— Attends que je devine, c’est la direction centrale de la police, dit Wallander. Ou le procureur. Ou un journaliste de la télé.
— Le grand patron de la direction centrale de la police, dit Hansson. Il a manifesté son mécontentement tout en nous adressant ses encouragements.
— Ça me semble un mélange assez étrange, remarqua Ann-Britt Höglund d’un ton sec.
— Il n’a qu’à venir nous donner un coup de main, dit Svedberg.
— Qu’est-ce qu’il connaît du travail d’enquête ? renâcla Martinsson. Absolument rien.
Wallander donna de petits coups de stylo sur la table. Ils avaient tous les nerfs à vif et ne savaient pas trop comment continuer. Ce genre d’explosion pouvait survenir à tout moment. Cette vulnérabilité pouvait paralyser un groupe d’enquêteurs dans l’impasse, et ainsi réduire très vite à néant toutes leurs chances de redémarrage de l’enquête. Il ne leur restait maintenant que très peu de temps avant de se retrouver sous un feu croisé de critiques les accusant d’inefficacité et d’incompétence. Il était impossible de se blinder totalement vis-à-vis des pressions extérieures. La seule façon de s’y opposer était de se concentrer sur le cœur, sur le centre fluctuant de l’investigation, et faire comme si la fin de l’enquête devait être la fin du monde. Wallander tenta de se concentrer pour faire le point, tout en sachant qu’en réalité ils n’avaient pas grand-chose à se mettre sous la dent.
— Que savons-nous ? commença-t-il, en promenant son regard tout autour de la table, comme si, au fond de lui-même, il espérait que quelqu’un ferait apparaître un lapin invisible resté caché sous la table sombre de la salle de réunion.
Mais aucun lapin n’apparut, il ne vit rien d’autre qu’une attention grise et morose concentrée sur lui. Wallander se sentait un peu comme un prêtre qui aurait perdu la foi. Il avait le sentiment qu’aucun mot ne lui venait. Et pourtant il fallait qu’il essaie de dire quelque chose qui leur permette de sortir à nouveau tous unis, avec au moins l’impression d’avoir compris un peu ce qui se passait autour d’eux.
— L’homme a dû échouer dans la tranchée pendant la nuit, poursuivit-il. Supposons que c’était après minuit. Nous pouvons considérer comme établi qu’il n’a pas été assassiné à proximité. Il y a dû y avoir beaucoup de traces de sang, toutes au même endroit. Nyberg n’avait rien trouvé quand nous sommes partis, ce qui tendrait à penser qu’on l’a transporté jusque-là dans un véhicule. Ceux qui vendent des saucisses dans le kiosque à côté ont peut-être remarqué quelque chose. D’après le médecin, il a été tué d’un violent coup de hache par-devant. Ça a traversé le crâne. En d’autres termes, c’est une troisième variante de ce qu’on peut faire d’un visage avec un objet tranchant.
Martinsson était tout pâle. Il se leva sans un mot et quitta précipitamment la pièce. Wallander décida de poursuivre sans attendre son retour.
— Il a été scalpé comme les autres. Et, en plus, il a eu les yeux arrachés. Le médecin n’était pas très sûr de ce qui s’est passé. Quelques marques tout près des paupières pourraient indiquer qu’il a reçu quelque chose de corrosif dans les yeux. Quant à savoir ce que ça signifie, peut-être notre spécialiste a-t-il un avis sur la question.
Wallander se tourna vers Ekholm.
— Pas encore, répondit Ekholm. C’est trop tôt.
— Nous n’avons pas besoin d’une analyse complète et détaillée, dit Wallander d’un ton décidé. À ce stade, nous devons penser tout haut. Il est toujours possible qu’une vérité se glisse dans toutes les bêtises, les erreurs et les fausses idées que nous pouvons sortir. Nous ne croyons pas au miracle. Mais si jamais il s’en produit un de temps en temps, nous ne sommes pas contre.
— Je crois que ces yeux arrachés veulent dire quelque chose, dit Ekholm. Nous pouvons sans problème partir de l’hypothèse que nous avons affaire au même meurtrier. Ce mort-là était plus jeune que les deux précédents. En plus, on lui ôte la vue, probablement alors qu’il était encore en vie. Sa souffrance a dû être épouvantable. Les fois précédentes, le meurtrier a pris les scalps de ceux qu’il avait tués. Cette fois-ci aussi. Mais il rend également sa victime aveugle. Pourquoi ? Quelle vengeance spéciale assouvit-il cette fois-ci ?
— Cet homme doit être un psychopathe sadique, dit soudain Hansson. Un tueur en série. Je croyais qu’il n’y en avait qu’aux États-Unis. Mais ici ? À Ystad ? En Scanie ?
— Cependant, il y a chez lui quelque chose de tout à fait contrôlé. Il sait ce qu’il veut. Il tue, il scalpe. Il arrache les yeux ou il verse de l’acide dessus. Rien n’indique une crise incontrôlée. Psychopathe, sans doute. Mais il garde le contrôle de ce qu’il fait.
— A-t-on déjà eu des exemples de meurtres de ce genre-là ? demanda Ann-Britt.
— Pas à ma connaissance, répondit Ekholm. En tout cas, pas ici, en Suède. Aux États-Unis, on a fait des études sur le rôle des yeux chez différents meurtriers ayant de graves perturbations mentales. Je vais me rafraîchir la mémoire dans la journée.
Wallander avait écouté d’une oreille distraite la conversation entre Ekholm et ses collègues. Une idée avait surgi dans sa tête, mais il n’arrivait pas à la saisir.
C’était quelque chose sur les yeux.
Une phrase prononcée par quelqu’un. Une phrase à propos des yeux.
Il essaya de récupérer cette idée cachée dans sa mémoire. En vain.
Il revint à la réalité dans la salle de réunion. Toutefois, cette idée restait présente au fond de lui, comme une inquiétude vague et lancinante.
— Autre chose ? demanda-t-il à Ekholm.
— Pas pour le moment.
Martinsson entra dans la salle de réunion. Il était encore très pâle.
— Il m’est venu une idée, dit Wallander. Je ne sais pas si elle a un sens. Après avoir entendu Mats Ekholm, je suis encore plus convaincu que le lieu du meurtre est ailleurs. L’homme à qui on a détruit les yeux a dû crier. Il est absolument impensable que ça ait pu avoir lieu devant la gare sans que quelqu’un remarque quelque chose. Ou entende quelque chose. Il nous faut évidemment contrôler ça. Mais jusqu’à plus ample information, partons du point de vue que j’ai raison. Cela m’amène à me demander pourquoi il a choisi cette tranchée comme cachette. J’ai discuté avec un des types qui travaillaient là-bas. Il s’appelle Persson, Erik Persson. Il m’a dit qu’ils avaient creusé la tranchée lundi après-midi. Donc, depuis moins de deux jours. Celui qui a choisi cet endroit peut, bien entendu, l’avoir fait au hasard. Mais ça ne cadre pas avec l’impression que tout a été bien préparé. En d’autres termes, ça veut dire que le meurtrier a dû passer devant la gare à un moment ou à un autre après lundi après-midi. Il a dû regarder dans la tranchée pour vérifier si elle était assez profonde. Il faut donc interroger très précisément ceux qui travaillaient dans la tranchée. Ont-ils remarqué quelqu’un qui manifestait un intérêt inhabituel lors de leur travail ? Est-ce que les employés de la gare ont remarqué quelque chose ?
Il constata que ceux qui étaient assis autour de la table concentraient toute leur attention. Cela le renforça dans l’idée que sa vision des choses ne devait pas être totalement aberrante.
— Il me semble également que la question de savoir s’il s’agit d’une cachette ou non est fondamentale, poursuivit-il. Il a bien dû se rendre compte que le corps serait découvert dès le lendemain matin. Alors pourquoi a-t-il choisi cette tranchée ? Justement pour qu’on découvre le corps ? Ou y a-t-il une autre explication ?
Tous attendaient qu’il donne la réponse.
— Est-ce qu’il nous lance un défi ? dit Wallander. Veut-il nous aider, à sa manière malsaine ? Ou se joue-t-il de nous ? Est-ce qu’il se joue de moi en m’amenant à penser ce que je viens d’exprimer tout haut ? Et si c’était le contraire de tout ça ?
Il y eut un silence autour de la table.
— Le facteur temps est important aussi, dit Wallander. Ce meurtre est très proche du précédent. Cela peut nous aider.
— Pour ça, il nous faut des renforts, dit Hansson.
Il attendait le moment propice pour remettre la question des renforts sur le tapis.
— Pas encore, dit Wallander. Décidons de cela plus tard dans la journée. Ou peut-être demain. Autant que je sache, il n’y a personne dans cette pièce qui parte en vacances pile aujourd’hui. Ni même demain. Gardons le groupe intact quelques jours encore. Nous pourrons toujours le renforcer après, si besoin est.
Hansson s’inclina devant Wallander qui se demanda, l’espace d’un instant, si Björk aurait fait la même chose.
— Le lien entre ces crimes, dit Wallander pour conclure. Maintenant, nous avons un autre crime qui doit rentrer dans un schéma que nous n’avons pas encore établi. Mais c’est pourtant dans ce sens-là qu’il faut continuer.
Il fit une nouvelle fois le tour de la salle du regard
— Il nous faut également envisager qu’il frappera encore une fois, dit-il. Tant que nous ne savons pas comment fonctionne le meurtrier, il faut partir du principe qu’il peut encore frapper.
La réunion était finie. Tous savaient ce qu’ils avaient à faire. Wallander resta assis pendant que les autres sortaient. Il essaya une nouvelle fois de retrouver l’image qu’il cherchait dans sa mémoire. Il était maintenant persuadé que c’était une phrase prononcée par quelqu’un dans le cadre de l’enquête sur les trois meurtres. Quelqu’un avait parlé d’yeux. Il fit intérieurement un rapide retour en arrière jusqu’à ce jour où il avait reçu le message annonçant que Gustaf Wetterstedt avait été retrouvé assassiné. Il chercha jusque dans les recoins les plus reculés de sa mémoire. Sans rien trouver. En colère, il jeta son stylo loin de lui et se leva. Il alla chercher un café au réfectoire et posa la tasse sur son bureau. Quand il se retourna pour fermer la porte, il vit Svedberg qui arrivait dans le couloir.
Svedberg marchait vite. Il ne marchait vite que quand il s’était passé quelque chose d’important Wallander eut aussitôt l’estomac noué. Non, pas un de plus, se dit-il. On n’y arrivera pas.
— Nous pensons avoir trouvé le lieu du meurtre, dit Svedberg.
— Où ça ?
— Les collègues de l’aéroport de Sturup ont découvert une camionnette pleine de sang sur le parking.
Wallander réfléchit rapidement. Puis il hocha la tête en direction de Svedberg, mais peut-être tout autant pour lui-même.
Une camionnette. Ça collait. Ça pouvait être ça.
Quelques minutes plus tard, ils quittaient le commissariat. Wallander était pressé. Il n’avait pas souvenir d’avoir jamais eu si peu de temps.
Quand ils sortirent de la ville, il dit à Svedberg qui conduisait de mettre son gyrophare sur le toit.
Dans un champ sur le bord de la route, un paysan moissonnait son champ de colza.